Automne 2006

 

Dix-neuf août, je débute le dernier tiers, chapitre dix-sept. J’écris la ronde en méditant sur la place de chaque joueur, les jours précédents et leur caractère. C’est fascinant ! Je peux laisser aller, je suis assuré que les intrigues vont se refermer d’elles-mêmes. Apparaît l’esquisse du fameux chapitre que je sais devoir écrire depuis cinq ans ! Celui qui mettra la cadence de vie au mode saisonnier de La montagne magique de Mann. Étrange quand j’y repense, je n’ai jamais trahi cette exigence toute personnelle. Peut-être est-ce une « forme romanesque » qui apparaît après sept ou huit cents pages. [Et pourtant, mon chapitre le plus ardu depuis le quatrième et le douzième, ce sera le suivant, 10 janv. 07.]

 

Revenant à Proust, je me rends compte que mon « générique » m’a forcé de créer une « biscotte proustienne » qui contient un sentiment essentiel et le recul existentiel particulier à chaque personnage. Un ancrage dans ma communication (au sens de Proust) à moi-même. Bref, eux aussi sont à retravailler.

 

Le flashback de Cappello au sujet de l’esclandre en 1912 me fait comprendre que je devrai relire mes dossiers de personnages pour voir les éléments cruciaux de leur passé que je n’ai pas encore romancés. Moi qui pensais m’essouffler. Un cadeau « bouteille à la mer du temps » format paquet de douze !

 

En fin de milieu de partie, le nombre de « pièces en jeu » diminue. Je me « débarrasse » du couple Bennett en me servant de l’escrime, hobby décidé à toute vitesse [Il y a quelques années au moins, nov. 08.] en réponse à la boxe de son frère. Je lui fais des douleurs dans la journée pour la couleur. Ça me permet une entrée en scène par le regard « black » de Yasmine.

 

J’ai remplacé Anna par Hanna et les intermezzos par Ma partie d’échecs, journal de l’auteur. Les périodes de temps ne coïncident pas toujours entre le roman et le journal. Je me suis un peu mêlé. Les marques sont donc approximatives [de toute manière, la réécriture modifiait largement certaines scènes, nov. 08]. La cérémonie que se remémore Yasmine, où on découvre et empale un sorcier, ressemble au procédé du voisin de palier de Soljenitsyne qui le dénonce pour agrandir son appartement.

 

À voisiner au quotidien mes personnages, ils sont devenus des amis intimes, connus par moi seul. Voilà pourquoi les écrivains sont solitaires. Ils parlent seuls à voix haute, mais la page est un haut-parleur silencieux. Des personnes fictives qui pourtant sont pour moi des références morales. Je peux me demander : « Qu’aurait pensé un tel ? » L’écrivain échappe au stigmate de la folie en la cultivant en rêve collectif.

 

Dimanche, dix septembre. Le chapitre dix-sept achève. Quelques décisions s’imposent à ma conscience en ce début de session.

— Je cesse la consommation de cannabis. Ça me fait recommencer à fumer la cigarette. Le réflexe se nourrit du joint.

— Je dois terminer un petit livre sur l’argumentation pour mon premier cours de philo. Ça traîne depuis trois ans. [Une grosse partie est terminée dès les premiers jours de janvier 07. (Croyais-je, janv. 12)]

 

Je vais y aller mollo jusqu’en novembre, je suis épuisé. En terminant le dernier chapitre de la seconde partie, plus les cinq de la troisième, soit six chapitres, j’ai abattu depuis janvier 2006 le tiers de ma production ! [Je commence à peine à récupérer mes énergies. J’avais l’impression d’être une batterie presque vide, 11 janvier.]

 

Vingt-quatre septembre. Le chapitre dix-sept se termine avec une section ardue à rendre avec Kolarov qui médite et dont j’approfondis la psyché. Trente-huit pages en tout. Enfin un chapitre court. Sept octobre, le dix-huitième chapitre est déjà structuré. [Ouais… Au dix janvier, j’ai 30 pages et ça s’allonge tant que je remets encore une lettre d’Edouard à plus tard. Le 15 janvier c’est la carte du ciel de Belladona qui saute.]  J’ai définitivement abandonné l’idée d’initier mes lecteurs au jeu d’échecs.

 

Depuis que l’homme rêve, il y a déjà eu tant (…)

de bouteilles jetées à la mer, qu’il est étonnant

de voir encore la mer, on ne devrait plus voir que des bouteilles.

Au-delà de cette limite…

Romain Gary

 

Le concept de « bouteille à la mer du temps » est la conscience de paragraphes en germes. Le surgissement d’une scène ou la dérive d’un dialogue est un acte de liberté où j’utilise un intérieur mien sans être moi, comme prévu. « L’homme chauve ne se soucie pas de ses cheveux gris quand, la nuit, il écoute tomber la pluie », dit un proverbe chinois.

Qui aime bien châtie bien. J’adore Sartre. En lisant le deuxième chapitre de Qu’est-ce que la littérature ?, j’ai compris ce que les écrivains lui reprochaient, un narcissisme intellectuel. Sa pensée va ainsi. Contrairement aux autres formes d’art ou même de métiers — l’architecte peut habiter la maison qu’il a conçue —, l’écrivain ne peut se lire, seulement se relire. Nous n’écrivons pas comme nous lisons. Ce que l’écrivain ne sait pas encore de ses personnages et de leur histoire, c’est qu’il ne l’a pas encore pensé. Le futur est pour l’auteur une page blanche. Pour le lecteur, c’est une somme de phrases non encore lues. Pourtant je me suis déjà lu ! J’avais oublié complètement un passage que j’avais écrit. Huit pages !

 

Sartre est un « être en soi », un réfugié en sa conscience. Un homme qui refuse de perdre le contrôle. La liberté de l’écrivain est déharnachée, celle du lecteur est consentie. Il accorde vie à nos personnages expérimentaux, comme l’a si bien compris Kundera. Il n’y a nulle approbation, mais le regard privé du lecteur. Un texte ne pense pas, ne cesse de noter Krishnamurti, ce n’est que de l’encre séchée sur de la pâte de bois blanchie et pressée. Je comprends mieux maintenant mon malaise à lire Sartre écrivain. Il faisait tache d’écrire. Toute la grandeur de la plume de Beauvoir tient dans son relâchement lors du « travail de la preuve ».

 

Autre passage de Sartre plus loin dans le même chapitre : « Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur. » Faux ! C’est un philosophe qui parle. Écrire ne consiste pas à s’universaliser, c’est immortaliser une subjectivité fictive pour des subjectivités réelles. Le monde individuel n’est pas, n’existe que notre cinéma intérieur. Plus radicalement, Borges conseillait de lire la physique d’Aristote en tenant pour acquis qu’il s’agissait d’un collectif de physiciens contemporains. La plus merveilleuse suggestion qu’on m’ait jamais faite !